Chapitre 2
Identifier les contraintes systémiques de la justice : lorsque la forme l’emporte sur la fonction

Ce chapitre identifie les contraintes systémiques avec lesquelles la justice doit composer au Mali, c’est-à-dire les spécificités fonctionnelles des mécanismes judiciaires coutumiers et étatiques du pays qui déterminent en théorie ce qu’ils sont capables de faire (le chapitre suivant traitera de leur mode de fonctionnement). Il s’ouvre sur une brève discussion concernant les raisons qui ont poussé le Mali à conserver un système judiciaire étranger importé après son accession à l’indépendance, sans que celui-ci fasse l’objet d’une adaptation adéquate. Il identifie et analyse ensuite quatre contraintes systémiques affectant la justice étatique au Mali, à savoir : la complexité du système judiciaire, la langue employée, les coûts d’accès et d’utilisation, et le décalage culturel par rapport aux mécanismes coutumiers. Il expose en conclusion que ces facteurs systémiques, de par leur conception, rendent la justice étatique inaccessible à la grande majorité des Maliens.

Pourquoi le Mali a-t-il maintenu un système judiciaire importé après son accession à l’indépendance ?

Au moment de l’indépendance, les élites du Mali ont décidé d’adopter le modèle européen de gouvernance et de justice introduit par les Français – en particulier le système du Code civil français.[48] Cette décision dotait le nouveau pays d’un système judiciaire moderne et unifié qui promettait à tous un traitement égal fondé sur un ensemble de devoirs et droits. Ce système aurait pu résoudre le problème de savoir comment régler les litiges entre communautés appartenant à différents groupes ethniques (dont la variété est figurée dans l’illustration 2 ci-dessous). Il aurait aussi pu remédier au risque de traitement inégal d’affaires similaires par différents systèmes judiciaires coutumiers.[49] En outre, les procédures plus formelles du système judiciaire français auraient pu présenter l’avantage d’accroître la transparence et de renforcer le contrat social. Bref, l’introduction du système français aurait pu améliorer la qualité du processus judiciaire mis à la disposition des Maliens du point de vue de la cohérence, de l’égalité et du caractère prévisible des décisions.

En réalité, le choix du système judiciaire français a résulté d’un simple calcul en termes de puissance et de privilèges. Les élites nationales associées au pouvoir colonial et à sa culture ont choisi de maintenir les institutions de ce pouvoir en place pour préserver leurs avantages. Il n’en pas été différemment dans d’autres États qui avaient été des colonies.[50] Malgré un premier effort du président Keita pour adapter le droit français à la culture malienne, le système judiciaire français de l’époque a été pratiquement copié à la lettre.[51] Bien que certains nouveaux textes de loi aient fait l’objet d’ajustements depuis lors, les lois coloniales n’ayant pas été abrogées ou amendées sont toujours en vigueur, ce qui crée un mélange confus de lois coloniales et postcoloniales.[52]

Figure 2
Aperçu de la diversité des groupes ethniques au Mali
An overview of the diversity of Mali’s different ethnic groups

OCDE, Un Atlas du Sahara-Sahel, Paris, Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, 2015.

Quatre facteurs de dysfonctionnement systémique : complexité, langue, coût et culture

Le choix que le Mali a fait de maintenir en place le système judiciaire français importé a eu pour conséquence majeure de créer une tension permanente entre les nécessités de justice de la population et le type de justice que l’État est à même de pourvoir. Cette tension se situe au niveau systémique, ce qui signifie qu’elle est inhérente à la conception même du système judiciaire étatique et ne dépend pas de la façon dont il fonctionne (ce point est examiné plus en détail au chapitre 4). Le résultat principal est que le système judiciaire étatique est en garde partie inaccessible à la majorité des Maliens. Cette tension étant inhérente au système, elle ne peut pas être résolue en augmentant l’allocation de ressources à l’appareil judiciaire étatique, comme certains voudraient le faire croire. Bref, même dans le cas où l’on ne tiendrait pas compte des aspects politiques relatifs aux identités et à la gouvernance de l’exécutif évoqués au chapitre précédent, l’amélioration de la qualité de la justice proposée par l’État malien ne peut être obtenue en augmentant simplement les moyens mis à sa disposition. Une telle amélioration passe par un réexamen plus fondamental du type de justice dont les Maliens ont besoin et de la façon dont l’État peut répondre à ce besoin. Quatre facteurs contribuent de façon déterminante à la tension constatée au niveau systémique.

Le premier est l’extrême complexité du système judiciaire français, caractérisé par un niveau de sophistication élevé sur les plans juridique, éducatif et institutionnel. Un niveau que l’État malien ne peut encore atteindre puisqu’il n’a pas connu les étapes de développement historique que la France a traversées. Pour dire les choses simplement, le Mali ne dispose pas (et n’a jamais disposé) des organisations, de la culture, des capacités ou des ressources nécessaires pour faire fonctionner le système judiciaire qu’il a importé. La mise en œuvre intégrale du système français qu’il a adopté exige un écosystème institutionnel et des ressources financières et de formation qui font défaut, et qu’un pays comme le Mali ne saurait mettre en place à lui seul dans les circonstances actuelles. Ceci ne veut certes pas dire que les Maliens ont besoin de moins de justice ou d’une justice de qualité inférieure au reste du monde. Cela signifie uniquement que le système français tel qu’il a été importé à l’époque n’est pas adapté au niveau de développement et au type de société du Mali actuel (voir aussi encadré 2 ci-dessous).[53]

Une manifestation concrète de cette complexité est le fait, par exemple, que les officiers de police judiciaire ne comprennent souvent pas comment le système judiciaire fonctionne. Ils bénéficient d’une formation insuffisante pour appliquer des procédures régulières dans le cadre d’enquêtes criminelles et, dans certains cas, ils souffrent d’illettrisme.[54] Une autre manifestation concrète de cette complexité est que les justiciables sont souvent amenés à faire appel à des intermédiaires pour qu’ils les aident à se mouvoir dans le système judiciaire étatique. On peut y voir la conséquence de l’existence de lois contradictoires, de la sophistication procédurale du système judiciaire français, d’un taux élevé d’analphabétisme et de la faible proportion de personnes qui parlent le français, comme indiqué ci-dessous.[55] De tels intermédiaires font toutefois grimper le coût d’utilisation de l’appareil judiciaire étatique du fait des honoraires qu’ils exigent ; ils peuvent en outre facilement berner les justiciables et leur extorquer des paiements excessifs. Les avocats sont ainsi réputés intégrer dans leurs honoraires une « indemnité de juge » qui est en fait un pot-de-vin illégal.[56] De telles pratiques renforcent la méfiance vis-à-vis du système et favorisent la corruption.

Le deuxième facteur responsable de la tension systémique est que la langue du système judiciaire est le français alors que le Mali est le pays le moins francophone d’Afrique de l’Ouest.[57] Un tiers à peine de la population, considéré comme appartenant aux élites instruites, parle français et 10% seulement le parlent couramment.[58] Par contraste, quelque 80% des Maliens parlent ou comprennent le Bambara et/ou parlent une des 12 autres langues nationales du Mali.[59] En plus des difficultés de communication, le taux d’alphabétisation chez les adultes en 2011 s’établissait à environ 33% (voir aussi encadré 2 ci-dessous).[60]

Box 2 Replacer la justice au Mali dans son contexte socio-économique

Niveau de pauvreté
Environ 86% de la population du Mali, qui compte quelque 17 millions d’habitants, vivent dans une pauvreté multidimensionnelle, et 77% gagnent moins de 2 dollars des États-Unis par jour (2015). Le Mali est aussi un des pays les moins développés au monde : il figure en 176ème position (sur 187 pays) au classement 2014 du PNUD selon l’indice de développement humain. Ce constat donne à penser que le système judiciaire étatique est financièrement hors de portée de deux tiers de la population malienne, voire davantage, étant donné qu’il n’existe à l’échelon national aucun mécanisme simple et efficace d’aide financière pour les justiciables.

Répartition de la population
Quelque 90% de la population du Mali vit sur la portion de territoire située au Sud, qui représente un tiers de la superficie totale du pays (2014). Les 10% restants de la population se partagent les deux derniers tiers de la superficie du pays, qui sont considérés comme constituant le Nord (voir illustration 1). Sur ces 10%, 90% vivent le long de la courbe décrite par le fleuve Niger. Ceci suggère que si l’accès à la justice est une priorité en termes de population servie, les efforts doivent se concentrer sur le Sud et peut-être la courbe du fleuve Niger. De plus, 60% de la population malienne est rurale, contre 40% de population urbaine (2013). Le coût et le temps induits par les déplacements pour se rendre auprès d’un tribunal d’État sont donc rédhibitoires pour près de la moitié de la population.

Taux d’alphabétisation
Un taux d’alphabétisation de 33% suggère que les efforts visant à mieux informer les Maliens de leurs droits, de leurs devoirs et des procédures judiciaires disponibles devront être menés sous forme orale au cours de la prochaine décennie, voire plus longtemps. Plus spécifiquement, et compte tenu des taux de pénétration négligeables de l’Internet (2,7% en 2013) et peu élevés des médias écrits (de 5% à 11% de la population lit un journal ou un hebdomadaire), cette démarche devrait se faire de façon personnelle, par téléphone portable (taux proche des 100%), ou par le biais d’un programme radio (70% des gens écoutent la radio au moins une fois par semaine).

Cet encadré est basé sur: CIA World Fact Book ; base de données de la Banque mondiale ; Internet World Stats ; BuddeComm ; CommsMEA (tous consultés le 8 mars 2015) ; ABA (2012), op.cit. ; Rapport sur le développement humain du PNUD (2014), op.cit.; OCDE (2015), op.cit. ; Maliweb.net (consulté le 29 avril 2015).

Le troisième facteur est que le Mali est l’un des 25 pays les plus pauvres du monde,[61] ce qui signifie que les frais de constitution de dossier qui vont de pair avec le recours au système judiciaire ne sont pas facilement supportés par le citoyen moyen dans un pays où la moitié de la population gagne moins de 1,25 dollar des États-Unis par jour, et où il n’existe aucun système d’aide juridictionnelle.[62] De plus, l’infrastructure judiciaire faisant défaut dans tout le pays (en particulier dans les zones rurales et au Nord), un justiciable peut être obligé de parcourir plus de 200 kilomètres pour se rendre au tribunal le plus proche.[63] La plupart des Maliens ne sont pas capables d’assumer le coût d’un tel déplacement. Ils ne le trouvent d’ailleurs pas justifié, étant donné qu’ils mettent en doute la capacité du système judiciaire de l’État à rendre la justice de façon équitable (voir les chapitres 2 et 4).[64]

Le quatrième facteur générateur de tension systémique concerne les attentes de la population malienne vis-à-vis de la forme et de l’objectif de la justice. Celles-ci diffèrent de ce que l’État est en mesure de proposer.[65] En termes d’attentes sociales générales, ou de préférences en matière de justice, les Maliens voient dans le système judiciaire étatique une solution de dernier recours. Ils préfèrent traiter leurs affaires autant que possible « en famille » (voir encadré 3 ci-dessous).[66] Intenter une action en justice contre quelqu’un n’est pas vu sous un jour favorable.[67] Les Maliens ont d’ailleurs repris à leur compte un proverbe français qui restitue bien ce sentiment : « Un mauvais arrangement vaut mieux qu’un bon procès ».[68] Le désir des Maliens de trouver une solution qui convienne à tous transparaît également dans les procédures du médiateur de la République, dont la mission est de convaincre les parties qui ont obtenu gain de cause dans les différends entre État et citoyens de renoncer à une partie de leurs gains au bénéfice de la partie déboutée.[69]

De façon plus spécifique, nombreux sont ceux qui décrivent les traditions et la culture maliennes comme tolérantes, désireuses d’éviter les conflits et de rechercher le consensus,[70] ce qui est aux antipodes du caractère plus procédural et plus répressif du droit positif (c’est-à-dire non coutumier) du Mali.[71] Si l’on considère les choses sur une plus longue période de temps, le premier ensemble de termes descriptifs atteste de façon incontestable la nature véritable de la culture populaire de la justice au Mali, qui a été « évacuée » pendant la période coloniale et les crises successives au Nord. Des groupes ethniques intrinsèquement différents qui cohabitent dans le Mali actuel ont aussi cohabité pacifiquement avant cela dans les empires Ghana, Malinke et Songhaï,[72] dont les chefs cultivaient de manière volontariste des valeurs de tolérance au travers de coutumes propres à prévenir des conflits. Une de ces coutumes les plus connues est celle du « cousinage à plaisanterie », « parenté à plaisanterie » ou « alliances à plaisanterie » (sinankouya), qui prescrit à des groupes ethniques donnés ou à des castes basées sur le type d’activité des échanges verbaux sur le ton de la raillerie ou des insultes humoristiques afin de désamorcer les tensions. De telles plaisanteries sont généralement enracinées dans l’histoire et un groupe ethnique peut par exemple rappeler à un autre qu’il a asservi ses ancêtres. Le « cousinage à plaisanterie » a été décrit comme une thérapie quotidienne qui décrispe l’atmosphère et permet aux peuples de se faire mutuellement confiance.[73] Parfois, en cas d’agression[74], il permet aussi, en s’appuyant sur un sentiment de honte, d’obliger les parties à s’excuser et à convenir d’un règlement informel du litige.[75]

Box 3 Arrangement “en famille”: les préférences populaires en matière de règlement des différends

Au Mali, il est rare que les poursuites judiciaires démarrent sur plainte d’une victime ou d’une partie lésée auprès du système judiciaire étatique, en particulier dans les zones rurales. En effet, selon une étude menée en 2009 auprès d’un millier de Maliens, seuls 10% d’entre eux contacteraient la police en cas d’infraction. Une étude datant de 2010 a révélé, pour sa part, que 65% des Maliens étaient mécontents ou très mécontents de la façon dont la police et la gendarmerie sont administrées ; 66% des participants se disent par ailleurs insatisfaits du système judiciaire. Les Maliens d’autre part tendent à éviter de recourir aux tribunaux officiels pour des raisons de nature plus socio-culturelle : porter une affaire devant la justice revient en effet à « déclarer la guerre » à la partie adverse. De plus, le système judiciaire officiel étant globalement inefficace, les procédures dureraient des années, donnant lieu entre-temps à d’éventuels épisodes violents entre les parties. Enfin, les Maliens sont bien conscients des problèmes de corruption qui affectent le système. Au lieu de recourir aux instances officielles, les parties inclinent donc davantage, lorsqu’un différend survient ou qu’une infraction est commise, à rechercher d’abord une solution au sein de leurs familles et de leurs communautés, dans un contexte de médiation coutumière. Les parties ne considèrent le système judiciaire officiel que comme une solution de dernier recours. Un arrangement informel insatisfaisant est préféré à un jugement formel.

Cet encadré est basé sur : Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, 27 mars-2 avril 2015 ; interviews individuelles, Van Veen, E., Bamako, les 27 et 28 mars 2015 ; Freedom House, Mali, 2011, (consulté le 8 mars 2015) ; Pringle, R. (2006), op. cit. ; HiiL (2014), op.cit.

Une autre coutume de prévention des conflits repose sur les castes historiquement considérées comme des médiateurs neutres parce que leurs membres ne pouvaient se mêler par mariage aux élites au pouvoir et/ou parce qu’on leur attribuait des pouvoirs magiques. De nos jours, il est encore fait appel à une au moins de ces castes, les griots (conteurs et bardes), pour régler des différends.[76] Les griots sont réputés recourir au sentiment de honte pour châtier les coupables, et ainsi les bannir ou les marginaliser.

Le châtiment collectif, par lequel un chef de droit coutumier sanctionne tout un clan afin de faire pression sur ses membres pour qu’ils châtient le coupable au sein de leur famille, est un autre moyen traditionnel de régler un conflit sans intervention de l’État. Dans une étude datant de 2007, il a été démontré que de telles méthodes, au même titre que le « cousinage à plaisanterie », expliquaient le taux de criminalité relativement peu élevé du Mali et la taille relativement modeste de sa population carcérale.[77] Selon cette étude, le Mali a ainsi une des populations carcérales les plus basses d’Afrique (il arrive en avant-dernière position dans ce classement).[78] Ce qui est décisif, c’est que ces méthodes sont beaucoup plus souples et plus informelles que les règles de procédure et la protection juridique complexes et convenues qui caractérisent le système judiciaire étatique. Le résultat est que les procédures juridiques et la phraséologie du système judiciaire étatique sont à des années lumière de la réalité de nombreux Maliens puisqu’ils ont peu de points communs avec les systèmes judiciaires coutumiers qui s’imposent depuis des siècles.[79] L’argument – parfois avancé – selon lequel la sensibilisation aux mécanismes judiciaires et l’éducation civique pourraient remédier à cette situation est un rideau de fumée parce qu’un tel argument part du principe que la supériorité du système judiciaire étatique est un fait acquis et laisse entendre qu’accroître la compréhension qu’ont les Maliens du système encouragerait les justiciables à être plus nombreux à y recourir. Il est toutefois plus probable que les Maliens continueront à préférer les systèmes judiciaires coutumiers à leur disposition pour régler certains types de différends.

Une dernière remarque importante en ce qui concerne la culture et l’exercice de la justice au Mali est que plus de 90% de la population du Mali est de confession musulmane. Les Maliens sont réputés pratiquer une version « tolérante » de l’Islam, qui admet une gouvernance démocratique et rejette les châtiments sévères de la charia inspirés du talion (œil pour œil, dent pour dent).[80] Au fil des siècles, cette pratique a créé un riche corpus de pratiques islamiques de droit coutumier, essentiellement autour de Tombouctou, qui se caractérise par un degré de sophistication appréciable et un bon fonctionnement.[81] De tels mécanismes religieux de règlement des différends perdurent : non seulement ils jouissent d’une solide crédibilité au sein d’une grande partie de la population, mais ils ont en outre tendance à engendrer des décisions de justice axées sur la réconciliation et fondées sur le respect mutuel. L’histoire narrant l’inventivité déployée par les Maliens et leurs alliés internationaux pour sauver les nombreux manuscrits témoignant de la nature progressiste et tolérante de la pensée et du droit islamiques qui ont cours au Mali continue d’opposer un cinglant démenti aux restrictions dogmatiques du salafisme et du fondamentalisme islamique radical.[82]

Bien que les organisations musulmanes du Mali et leurs hauts dignitaires affichent un large éventail de convictions politiques, il n’y a aucune tension ou division palpable entre les adhérents des différentes composantes de la religion islamique au Mali, telles que les Sunnites, les Soufis ou les Wahhabites.[83] Même les éléments les plus conservateurs ne s’identifient pas aux djihadistes qui ont envahi et se sont approprié le Nord, pas plus qu’ils ne partagent l’usage que font ces derniers des préceptes plus sévères de la charia pour rendre la justice.[84] Les musulmans maliens s’identifient fortement à la version tolérante de l’Islam dont ils disent qu’elle a été développée par leurs ancêtres, et qui correspond aux réalités locales.[85] De plus, il n’a jamais existé au Mali de mouvement politique important revendiquant un changement de statut de l’État, d’un État laïque à un État fondé sur la charia : cet argument a été invoqué comme une preuve supplémentaire du caractère modéré du Mali.[86] Un indicateur qui mérite d’être suivi à cet égard est l’engagement politique croissant des dignitaires religieux (tels que l’imam wahhabite Mahmoud Dicko) et des associations islamiques (telles que Sabati 2012), qui s’est manifesté au cours des dernières campagnes en vue des élections présidentielles et législatives. Il serait intéressant de voir si ce phénomène se traduira par une plus grande prédominance de la religion sur le programme politique.[87]

Bien entendu, ceci ne veut pas dire qu’il n’existe pas de questions culturelles ou juridiques associées à la pensée islamique ni d’éléments islamiques dans les systèmes judiciaires coutumiers du Mali. En 2009 par exemple, le président ATT a cherché à harmoniser le code de la famille malien par rapport aux standards internationaux en matière de droits de la femme. Bien que la loi pertinente ait été adoptée par l’Assemblée nationale, elle a finalement été retirée à la suite de protestations massives menées par des dignitaires religieux conservateurs. Un nouveau projet de loi, à propos duquel certains disent qu’il était en fait plus conservateur que l’original en ce qui concerne le traitement des femmes, a finalement été adopté en 2012.[88] Cet épisode offre un exemple de codification de règles d’origine religieuse qui entrent en conflit avec les principes laïques de l’État malien où tous les citoyens sont égaux devant la loi.

Toutefois, afin d’éviter l’erreur qui consisterait à dépeindre de façon trop conservatrice la résistance aux conceptions de droits modernes et laïques qu’inspire la religion, il convient de noter qu’un certain nombre d’imams maliens ont accepté d’être formés et éduqués aux instruments universels de lutte contre les violences sexuelles et de promotion des droits de la femme.[89] L’examen attentif de la diversité des pratiques coutumières et de la pensée islamique au Mali permet aussi de relever que certaines cultures maliennes sont plus libérales que ne le laissent penser les protestations élevées contre la modernisation du code de la famille. Les femmes sont ainsi placées sur un piédestal dans les tribus touareg du Nord, qui constituent des sociétés matrilinéaires, par opposition avec ce qui se pratique dans la culture Bambara au Sud. Contrairement aux prescriptions de la loi malienne et aux coutumes en vigueur dans le Sud, le droit coutumier des Touareg autorise les femmes à hériter de biens et à en disposer en toute indépendance. Elles peuvent aussi demander le divorce. Si un divorce est prononcé, les femmes peuvent conserver le toit conjugal, les biens et la garde des enfants.[90]

En résumé, on a tenté dans ce chapitre de démontrer que le système judiciaire étatique du Mali présente une tendance intrinsèque au dysfonctionnement, qui résulte de plusieurs facteurs systémiques inhérents à la conception même du système. Cette propension explique en partie pourquoi le système judiciaire étatique du Mali oscille entre des résultats médiocres et une absence de pertinence pour une grande partie de la population du pays. Le Mali dispose en revanche de systèmes judiciaires coutumiers ancrés dans le riche passé juridique du pays avant sa colonisation. Bien que ces systèmes aient à relever leurs propres défis (voir le chapitre suivant), ils sont moins complexes, plus faciles d’accès du point de vue linguistique, et moins coûteux. Ils continuent en outre de bénéficier d’une forte résonance culturelle avec la population malienne.[91] Enfin, ils comportent des points d’ancrage susceptibles d’être utiles au développement du ou des système(s) judiciaire(s) du Mali dans un sens qui correspond davantage aux attitudes et préférences socioculturelles du pays.

Winslow, R., ‘Mali’, in : Crime and Society: A Comparative Criminology Tour of the World, San Diego, sans date, (consulté en juin 2015) ; interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 25 mars 2015.
Interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 31 mars 2015.
Interview individuelle, Van Veen, E., Bamako, le 28 mars 2015 ; De Jorio, R., ‘Mali’, Countries and their Cultures, (consulté en juin 2015) ; Haugen, G.A. et Boutros, V. The Locust Effect: Why the End of Poverty Requires the End of Violence, New York, Oxford University Press, 2014 ; Bengaly (2015), op. cit.
Bengaly (2015), op. cit.
Chikwanha, A.B., Traditional Policing in Mali: The Power of Shame, Nairobi, Institute for Security Studies, 2008, (consulté en juin 2015) ; Banque africaine de développement, « Mali », Revue du droit au service du développement, volume un, 2006.
Interview individuelle, Goff, D., La Haye, le 10 mars 2015. Voir : ABA (2012), Access to Justice Assessment for Mali, Washington, DC, American Bar Association, 2012 pour un éclairage sur la façon dont les institutions judiciaires du Mali telles qu’elles existent sur le papier ne sont pas entièrement opérationnelles dans la réalité. Pour une discussion plus générale sur la dynamique d’une réforme institutionnelle dans un environnement de développement : Andrews, M., The Limits of Institutional Reform in Development: Changing Rules for Realistic Solutions, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.
Interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 27 mars 2015 ; « Suivi de la Conférence des donateurs pour le Mali : la communauté internationale adhère à la politique du ministre Bathily », Maliweb, Bamako, (consulté le 23 juillet 2015).
Voir aussi : Pringle, R., Democratization in Mali: Putting History to Work, Washington, DC, United States Institute for Peace, 2006. Dans un certain nombre de domaines juridiques, le Mali a codifié des lois contradictoires issues des périodes coloniale et postcoloniale, ce qui rend encore plus confus un système judiciaire importé déjà complexe.
Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, les 25 mars, 30 mars et 1er avril 2015.
Remane, P., Le Mali, le pays le moins francophone d’Afrique, Swissinfo, Bamako, 2010, (consulté le 25 juin 2015) ; interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 25 mars 2015.
De Jorio (2015), op cit. ; Remane, P. (2010), op. cit. ; interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 25 mars 2015 ; interview individuelle, Van Veen, E., Bamako, 28 mars 2015.
‘Mali: Ancient Crossroads of Africa’, in : Language (2002), (consulté le 25 juin 2015) ; Central Intelligence Agency, The World Factbook, sans date, (consulté le 25 juin 2015).
‘Mali country profile-overview’, BBC, 2015, (consulté le 21 avril 2015).
ABA (2012), op.cit. Il convient de noter qu’en vue de combler le fossé, plusieurs organisations de la société civile ont formé des parajuristes à l’intention de communautés nécessiteuses. En 2015, on dénombrait quelque 123 parajuristes au sein de telles communautés, travaillant dans sept régions du Mali ; en 2012, ces organisations avaient collaboré avec l’Institut national de formation judiciaire du Mali afin de développer un curriculum de formation national unifié pour les parajuristes. Il est fréquemment recouru aux parajuristes pour des divorces et des litiges fonciers. Voir par exemple : Association DEME SO/Cadre National de Pilotage du Curriculum de formation des Parajuristes (CNPCP) au Mali, Rapport annuel 2014 sur le travail des parajuristes du Mali, Bamako, décembre 2014 ; Wijeyaratne, S., Hopes for the new Malian government, Oxfam, le 5 février 2014 ; Wijeyaratne, S., Wat willen de mensen in Mali [What do the people in Mali want], Oxfam Novib, le 10 février 2014 ; CNPCP Mali, À propos du CNPCP, (tous consultés le 23 juillet 2015).
ABA (2012), op. cit. ; Bengaly et al. (2015), op. cit.
Feiertag, S., Guide to Legal Research in Mali, New York, GlobaLex, New York University, 2008, (consulté le 28 juillet 2015).
ICTJ, Internationally-led Justice Efforts in Mali Must Consider National Context, Adapt to Local Needs, 2014, (consulté le 25 juin 2015) ; De Vries, J. et al., Synthèse des études sur le renforcement de la justice pénale au Mali, La Haye, Center for International Legal Cooperation, 2014, (consulté le 28 juin 2015).
Une personne interviewée qui avait prétendument fait l’objet d’une tentative de meurtre de la part de son époux lorsqu’elle avait menacé de quitter celui-ci, a d’abord approché les témoins présents à son mariage afin de solliciter leur aide. Ils l’ont envoyée chez un imam, elle et son mari, afin de rechercher une médiation. Ce n’est que lorsque cette médiation a échoué qu’elle a eu recours au système judiciaire pénal. Interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 1er avril 2015. Voir aussi : Bengaly (2015), op.cit et Bengaly et al. (2015), op. cit.
Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, le 10 mars à La Haye ; les 27 et 30 mars 2015 à Bamako.
Fait notable, ce proverbe est né lors de l’émergence des systèmes judiciaires étatiques en Europe, une période au cours de laquelle les gens préféraient recourir à la médiation privée sous la houlette de dignitaires religieux, de chefs de communautés, ou de médiateurs professionnels qu’ils rétribuaient. Le proverbe reflète aujourd’hui les premiers stades de développement du système judiciaire malien, caractérisés par des populations qui se tournent vers le même type de médiateurs privés afin de circonvenir un système étatique qui ne fonctionne pas encore de façon suffisamment adéquate pour qu’il puisse constituer la solution privilégiée de règlement des litiges. Ruff, J., Violence in Early Modern Europe 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 30 mars 2015.
Interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 25 mars 2015.
Voir par exemple : HiiL, Hague Institute for the Internationalisaton of Law, Les besoins des Maliens en matière de justice : vers plus d’équité, La Haye, HiiL, 2014 ; Morgan, A., Music, Conflict and Culture in Mali, Copenhague, Freemuse, 2013 ; Bengaly (2015), op. cit.
Environ la moitié de tous les détenus au Mali en 2013 étaient ainsi des prévenus. De plus, depuis 2003 au moins, des rapports signalent la présence massive en prison d’individus attendant leur procès depuis parfois 10 ans. Département des opérations de maintien de la paix des Nations Unies, Justice & Corrections Update, New York, DOMP, 2014 ; Best, S. et al. (éds), The Global Industrial Complex: Systems of Domination, Lanham, Lexington Books, 2011.
Winslow (sans date), op. cit. ; Pringle, R. (2006), op. cit.
Pringle (2006), op. cit. ; Traore, M., Médiation et facilitation dans l’espace francophone : théorie et pratique, Bruylant, Bruxelles, 2010 ; Straus, S., Mali and its Sahelian Neighbors, Washington, DC, Banque mondiale, 2011, (consulté le 22 juin 2015) ; Chikwanha (2008), op. cit. ; De Jorio (sans date), op cit. ; Konate, D., Les fondements endogènes d’une culture de paix au Mali : les mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits, UNESCO, sans date, (consulté le 23 juin 2015).
Chikwanha (2008); op. cit.
Chikwanha (2008) ; op. cit. ; Nalla, M. and Newman G. dans : Stamatel, J. et al., Crime and Punishment around the World, Vol. 1 – Africa and the Middle East, Santa Barbara, ABC-Clio, 2010, (consulté le 28 juillet 2015).
Pringle (2006), op. cit.; Chikwanha (2008); op. cit. ; interview individuelle, Van Veen, E., Bamako, le 28 mars 2015. D’autres groupes sont connus pour jouer ce rôle, notamment les Numu (forgerons) et les Garanke (cordonniers). Konate (sans date), op. cit. Les « rois-femmes » de la monarchie Segou, aussi considérés comme détenteurs de pouvoirs occultes, constituent un groupe supplémentaire de médiateurs traditionnels. Pringle (2006), op cit.
Chikwanha (2008); op. cit. ; interview individuelle, Goff, D., La Haye, le 10 mars 2015.
Walmsley, R., Trends in World Prison Population, in : Harrendorf, S. et al. (éds), International Statistics on Crime and Justice, Helsinki, Heuni, 2010.
Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, les 25 mars et 2 avril 2015. Interviews individuelles, Van Veen, E., Bamako, le 27 mars 2015.
Zouber, M. et al., Scholars of Peace – The Islamic Tradition and Historical Conflict Resolution in Timbuktu, Special Conflict Research Group, (consulté le 24 juin 2015) ; interview individuelle, Van Veen, E., Bamako, les 27 et 28 mars 2015 ; interview individuelle, Goff, D., Bamako, le 30 mars 2015.
À l’apogée de Tombouctou, au milieu du 15ème siècle, ses mosquées étaient ainsi connues pour être des centres de médiation et d’arbitrage, non seulement entre groupes de belligérants, mais aussi en matière de litiges familiaux ou privés. Les imams, érudits et magistrats associés à ces mosquées parcouraient toute la région afin de promouvoir l’idéal coranique de règlement pacifique des différends. Dans le passé plus récent du Mali, les écrits de l’auteur Al hadj Oumar Tall, ibn Sa’id al Futi, un dirigeant érudit de la région de Tombouctou au 19ème siècle, attestent que des passages du Coran encourageant le règlement pacifique des différends étaient aussi utilisés comme principes directeurs lors d’interventions visant à désamorcer des conflits dans la région. Zouber et al. (sans date), op. cit.
Raghavan, S., How Timbuktu’s manuscripts were saved from jihadists, Washington Post, le 26 mai 2013, (consulté le 28 juin 2015) ; Hammer, J., The Treasures of Timbuktu, Smithsonian Magazine, décembre 2006, (consulté le 28 juin 2015).
Bell, D., ‘Understanding Currents of Islam in Mali’, Cultural Anthropology, mars 2012, disponible en ligne sur : (consulté le 23 juin 2015).
Ce qui nous entendons ici par « application sévère » de la charia était devenue un phénomène au moins semi-régulier après la prise de pouvoir des islamistes au printemps 2012, y compris à Gao et Anguelhok. Les procès étaient souvent rudimentaires, une douzaine de djihadistes s’asseyant en cercle et prononçant un jugement. L’audience, le jugement et le châtiment intervenaient généralement le même jour à huis clos. Nossier, A., Islamists’ Harsh Justice Is on the Rise in North Mali, New York Times, le 27 décembre 2012, (consulté le 9 mars 2015) ; Mben, P., A Trip Through Hell: Daily Life in Islamist Northern Mali, Der Spiegel, le 29 octobre 2012, (consulté le 29 juillet 2015).
Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, le 30 mars 2015 ; Polgreen, L., Timbuktu Endured Terror Under Harsh Sharia Law, New York Times, le 31 janvier 2015, (consulté le 23 juin 2015).
Pringle (2006), op. cit..
« Au Mali, les wahhabites de Sabati veulent peser sur la présidentielle », Le Monde, le 27 juillet 2013 ; Chauzal, G., ‘A snapshot of Mali three years after the 2012 crisis’, Clingendael Opinion, 2015b.
Diarra, S.T., Women’s rights in Mali ‘set back 50 years’ by new ‘Family Code’ law, The Guardian, le 1er mai 2012, (consulté le 23 juin 2015) ; Banque africaine de développement (2006), op cit. ; Interview individuelle, Van Veen, E., Bamako, le 27 mars 2015.
Interviews individuelles, Goff, D., Bamako, les 31 mars et 1er avril 2015.
Par exemple : Banque africaine de développement (2006), op. cit. Cet aspect est examiné plus en détail au chapitre suivant.