Résumé exécutif

La crise de 2012 au Mali n’a pas eu pour seul effet de rendre encore plus urgent le besoin d’une solution aux atrocités systématiques commises au cours des différents conflits dans les régions du Nord, elle a également mis en lumière une crise de gouvernance plus profonde à l’échelle du pays, qui se traduit notamment par une justice gravement défaillante. Une justice inachevée réduit la capacité des Maliens à régler pacifiquement leurs différends ; elle sape le contrat social entre l’État et les citoyens et fait obstacle au développement. Le présent rapport, qui s’adresse à un public mixte de décideurs de haut niveau et d’experts fonctionnels – tant maliens qu’internationaux –, examine comment la justice malienne pourrait être améliorée grâce à des efforts qui constitueraient un élément clé d’une stratégie générale en vue d’aider le pays à regagner, au moins partiellement, le statut de « démocratie émergente », qui lui avait valu tant d’éloges avant 2012.

La thèse essentielle du présent rapport est qu’à court et moyen terme, on ne pourra parvenir à de meilleurs résultats en matière de justice que si une plus grande reconnaissance mutuelle est encouragée, et si des synergies se développent, entre les systèmes judiciaires coutumiers et étatiques du Mali, tous deux étant alors considérés comme des composantes à peu près égales de l’« écosystème judiciaire » du pays. Accepter que l’État malien n’a pas le monopole de la justice, qu’il ne parviendra pas à l’avoir et ne devrait pas y aspirer dans les prochaines décennies est une donnée fondamentale si l’on souhaite améliorer la façon dont la justice est rendue dans les affaires qui concernent les Maliens dans leur vie quotidienne. Les preuves à l’appui de cette thèse se résument en trois séries d’observations.

Premièrement, au niveau politique, la hiérarchisation non résolue des identités au Mali, comme les divers soulèvements touareg en ont apporté la preuve très claire, continue d’entraver la création et l’acceptation d’une conception de la justice qui soit légitime et partagée par l’ensemble de la classe politique malienne. Au Nord en particulier, la justice étatique est ressentie comme l’expression de la puissance de l’État et est considérée comme son prolongement. Quant à la grande diversité de mécanismes judiciaires coutumiers au Mali, si elle reflète un fort sentiment d’identité commune, elle se limite de façon caractéristique à un groupe ethnique particulier et ne s’applique pas à l’échelle nationale. La mainmise du pouvoir exécutif malien sur l’État constitue un autre problème de nature politique. Celle-ci perpétue le rapt de l’appareil politique et de l’administration par un petit cercle d’élites, et fait le jeu des personnes qui veulent utiliser la fonction publique, ou en abuser, à des fins personnelles. Tout ceci fait qu’il est pratiquement impossible pour l’État de garantir la justice en tant que service public impartial. Les autorités judiciaires coutumières du Mali, elles aussi, montrent parfois des signes de mainmise de l’exécutif, dès lors que leurs membres ne sont pas nécessairement des experts en droit et qu’ils peuvent associer dans leurs rôles des prérogatives de nature exécutive à des éléments judiciaires. Néanmoins, les abus trouvent leurs limites dans le fait que les détenteurs du pouvoir exécutif local sont visibles et qu’ils sont proches des communautés qu’ils servent. Les mécanismes judiciaires coutumiers renvoient toutefois à des valeurs sociales conservatrices qui ne respectent pas forcément les droits constitutionnels accordés aux Maliens.

Deuxièmement, au niveau systémique, il est difficile de gérer de façon efficace l’administration de l’appareil judiciaire à l’échelle de l’État en raison de sa complexité. Celle-ci résulte principalement de l’importation d’un système judiciaire étranger (français) sans que celui-ci ait fait l’objet d’une adaptation adéquate pour s’harmoniser avec l’histoire du Mali, ses capacités et ses ressources. Pour pouvoir fonctionner, ce système exige un écosystème institutionnel mature, ce dont le Mali ne dispose pas. Par conséquent, la complexité du système en limite l’accès. On peut citer, parmi les autres facteurs qui rendent le système judiciaire étatique du Mali inaccessible au citoyen moyen, l’emploi généralisé de la langue française, les coûts d’accès à la justice et d’utilisation de celle-ci, ainsi que le décalage culturel lié au caractère plus procédural et plus répressif du système par rapport aux pratiques judiciaires coutumières du Mali, plus informelles et plus axées sur la réconciliation. D’une façon générale, les pratiques judiciaires coutumières sont beaucoup plus simples, plus accessibles du point de vue linguistique, et moins coûteuses. Elles correspondent également mieux à la culture du pays et à sa conception de la justice. En revanche, et cela pose un problème, leur fragmentation crée un manque de transparence des décisions de justice qu’elles engendrent et une difficulté de prévision de celles-ci puisque les autorités coutumières ne jouissent que d’une couverture territoriale restreinte, qu’elles sont moins liées par la jurisprudence et qu’elles ne consignent pas nécessairement leurs décisions par écrit.

Troisièmement, du point de vue opérationnel, la justice étatique souffre de corruption endémique et d’une pénurie généralisée de ressources tangibles et intangibles. Cette pénurie est aggravée par une répartition limitée et une mauvaise utilisation des moyens existants. Toujours au niveau opérationnel, les autorités coutumières ont peu de pouvoir lorsqu’il s’agit de faire exécuter les décisions de justice. Elles n’échappent pas non plus à un certain degré de corruption.

Ces trois séries d’observations tendent à prouver que la grande majorité des Maliens continue de privilégier les mécanismes de droit coutumier pour régler les différends, malgré les problèmes qu’ils posent. Non seulement il est fréquemment fait appel à eux, mais ces mécanismes ont aussi bonne réputation. En revanche, il convient de noter que ce n’est que tout récemment que se font jour les premiers « retours sur investissement » de plus d’une décennie d’efforts déployés pour améliorer la justice étatique – avec un soutien international important. Et pourtant, de tous les systèmes judiciaires du Mali, c’est celui administré par l’État qui est potentiellement le plus apte à garantir l’égalité devant la loi des Maliens et à offrir le cadre juridique le mieux adapté aux exigences du 21ème siècle puisque ce système est à l’échelle du pays.

Ce constat donne à penser qu’une stratégie « hybride » à moyen terme (sur une période d’environ 10 à 20 ans), mêlant des éléments coutumiers et étatiques, devrait être associée à une stratégie à long terme (sur une période d’environ 20 à 40 ans) qui lèverait progressivement les obstacles politiques ayant empêché jusqu’ici le développement de la justice étatique dans le pays, afin d’améliorer de façon durable la qualité du système judiciaire malien. S’agissant de la stratégie à court et à moyen terme, il n’existe aucune alternative réaliste à la promotion d’une plus grande reconnaissance mutuelle, et de synergies, entre les systèmes judiciaires coutumiers et étatiques du Mali. Une telle entreprise étant controversée, il est nécessaire de procéder par étapes pour identifier les axes de développement acceptables et réalisables. Le processus en cinq étapes décrit ci-dessous peut y contribuer :

1.
Dresser un état des lieux de la nature et de la légitimité des divers systèmes judiciaires que connaît le Mali en vue de mieux évaluer la qualité de leurs résultats et leur potentiel de développement.
2.
Organiser, sur la base de cet état des lieux, des « réunions judiciaires au sommet » dans tout le Mali afin de discuter des problèmes rencontrés par les citoyens maliens vis-à-vis de leurs systèmes judiciaires, de la façon de résoudre ces problèmes de façon innovante et du rôle que les mécanismes judiciaires étatiques et coutumiers du Mali peuvent jouer à cet égard.
3.
Recourir plus fréquemment aux services des hauts représentants du droit coutumier en leur qualité d’auxiliaires de la justice d’État afin de multiplier les occasions de rencontre et de créer un partage d’expériences susceptible de favoriser la coopération entre systèmes, voire d’aboutir à la création d’un seul et même système à long terme. Une telle initiative pourrait en outre avoir pour avantage pratique de réduire la charge de travail des juridictions étatiques et d’améliorer la mise en œuvre des décisions de justice coutumière.
4.
Œuvrer pour que soient reconnus de façon juridique et formelle les systèmes judiciaires coutumiers qui bénéficient d’un degré suffisant de légitimité populaire et qui sont favorables à un processus de développement visant à garantir un meilleur usage des ressources judiciaires existantes et à offrir aux Maliens des « voies de recours judiciaire » mieux coordonnées.
5.
Imaginer le visage futur du système judiciaire malien sur la base des étapes 1 à 4, en s’appuyant sur les atouts des mécanismes étatiques et coutumiers tout en modernisant l’appareil et en lui conservant sa cohérence à l’égard de la culture du pays.

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