Préambule

Les événements violents de 2012 ont mis en lumière un certain nombre d’obstacles au développement, obstacles auxquels l’État et la société maliens continuent d’être confrontés. Parmi ces obstacles, on peut citer le caractère immuable des frontières identitaires qui attise les conflits, un profond manque de confiance de certains groupes sociaux envers l’État, ainsi que des niveaux élevés d’insécurité et d’injustice. À cela s’ajoute un système politique mal adapté pour la fourniture de biens publics à la population malienne et un manque de services publics essentiels dans tout le pays, notamment une infrastructure adéquate, la protection des droits de propriété et des soins de santé d’un niveau satisfaisant.[1]

Deux séries de problèmes – l’une relevant des faits, l’autre de la perception – ont compliqué les efforts mis en œuvre en vue de lever ces obstacles. Au niveau des faits, il est évident que les besoins du développement au Mali dépassent de loin les moyens censés mettre en place les politiques voulues et les mesures nécessaires pour y répondre. Même si c’est le cas de la plupart des sociétés, le rang du Mali dans le classement mondial 2014 du PNUD selon l’indice de développement humain (176ème position sur 187) donne à penser que les défis que le pays doit relever constituent une véritable gageure.[2] De plus, le Mali est un État constitué d’une part de territoires de taille relativement modeste à densité de population moyenne à élevée, et d’autre part de vastes territoires faiblement peuplés. Cette situation fait qu’un développement très étendu et qui comprendrait davantage de zones – autres que celles qui sont les plus densément peuplées – est politiquement peu attrayant et coûteux sur le plan financier.[3]

Quant à la façon dont de nombreux citoyens maliens perçoivent leur gouvernement, ils le jugent inefficace, corrompu et ne servant que ses propres intérêts.[4] Les attitudes vont d’une profonde méfiance à l’égard de l’État, ainsi qu’on l’observe au Nord, à un dégoût pour son caractère corrompu au Sud. Ces attitudes suggèrent que l’appareil politique et administratif chargé d’effectuer et de mettre en œuvre les choix de développement inclusifs est sérieusement défaillant. Enfin, plus récemment, la communauté internationale a interprété sans hésitation la crise de 2012 comme un «  parfait exemple de tempête de sable » de criminalité organisée et de terrorisme frappant la région élargie du Sahel, ayant pour corollaire un défaut d’attention pour les questions de sécurité, négligeant de ce fait des causes de crise plus profondes.[5]

Pris ensemble, ces facteurs contribuent à créer un environnement dont il est extrêmement difficile de s’extraire. Ils suggèrent également qu’une stratégie ambitieuse est nécessaire pour aider le Mali à retrouver des aspects – réels ou imaginés – de son statut de « démocratie émergente » qui lui avait valu tant d’éloges avant 2012. Le présent rapport examine comment les efforts déployés pour améliorer le système judiciaire malien pourraient constituer un élément clé d’une telle stratégie de relèvement.

Le rapport fait valoir et démontre l’argument selon lequel, à court et moyen terme, de meilleurs résultats de justice ne peuvent être obtenus qu’en encourageant une plus grande reconnaissance mutuelle et en favorisant des synergies entre les systèmes judiciaires coutumiers et étatiques du Mali, tous deux étant alors considérés comme des composantes à peu près égales de l’« écosystème judiciaire » du pays. Accepter que l’État malien n’a pas le monopole de la justice, qu’il ne parviendra pas à l’avoir et qu’il ne devrait pas y aspirer dans les prochaines décennies est une donnée fondamentale si l’on souhaite améliorer la façon dont la justice est rendue dans les affaires qui concernent les Maliens dans leur vie quotidienne. Les preuves disponibles suggèrent que poursuivre les efforts de réforme du système judiciaire au moyen de vastes initiatives centrées sur l’État et initiées au plus haut niveau ne permettra probablement pas d’offrir une meilleure justice. Au contraire, cela risque de provoquer un gaspillage des ressources et une certaine frustration. En revanche, de modestes améliorations renforçant de façon organique les aspects efficaces des différents et nombreux systèmes judiciaires du Mali semblent ouvrir une voie plus prometteuse vers une meilleure justice.

Bien qu’elle soit corroborée dans le reste du présent rapport, cette affirmation n’en reste pas moins délicate et politiquement chargée à une époque où la notion d’État telle que définie par Weber continue de s’imposer et où les frontières coloniales demeurent intangibles. Par conséquent, une stratégie politique est indispensable pour agir dans le sens des observations que préconise le rapport. De judicieuses initiatives concrètes sont tout aussi importantes. C’est pour cette raison que le présent rapport s’adresse à un public mixte de décideurs de haut niveau et d’experts fonctionnels – tant maliens qu’internationaux –, prêts à réfléchir en-dehors des sentiers battus et à se départir de l’idée que la justice est une prérogative qui ne relève que de l’État.

Une étude de la justice au Mali est pertinente à plusieurs égards. Premièrement, les atrocités commises au Mali au cours du conflit de 2012, tant par les forces de sécurité de l’État, que par des groupes radicaux et des insurgés, ont rendu encore plus urgent le besoin que la justice soit effectivement rendue dans le Nord si l’on souhaite réparer le contrat social entre l’appareil d’État basé à Bamako et les citoyens établis dans ces régions.[6] Deuxièmement, un nombre important d’injustices commises par l’État et qui doivent faire l’objet d’un règlement au Nord ont également été observées ailleurs dans le pays. Il en va de même, dans une moindre mesure, pour des atrocités commises dans le cadre du conflit de 2012, en plus d’affaires de corruption et de mise en détention illégale. Une justice plus équitable et de meilleure qualité est essentielle pour affermir la légitimité de l’État et prévenir des troubles sociaux. Troisièmement, un système judiciaire amélioré, offrant davantage de voies de recours, de responsabilité et une plus grande transparence, peut être synonyme de progrès dans un certain nombre de domaines importants pour le développement. On peut notamment citer des procédures d’embauche plus équitables pour les emplois de la fonction publique, une plus grande égalité de droits des citoyens maliens et une utilisation plus efficace des deniers publics.

S’agissant de la structure du présent rapport, les auteurs examinent au chapitre 2 le contexte politique au sein duquel s’exerce la justice au Mali et prêtent une attention particulière aux conséquences des problèmes identitaires non résolus et de la mainmise de l’exécutif sur la gouvernance du pays. Ils y soulignent la nécessité d’une approche politique générale pour améliorer le système judiciaire. Le chapitre 3 traite des contraintes avec lesquelles les systèmes judiciaires étatiques et coutumiers du Mali doivent composer et qui nuisent à leur efficacité stratégique, ainsi que des attentes de la population vis-à-vis de ces systèmes. Le chapitre 4 passe en revue les résultats opérationnels des systèmes judiciaires étatiques et coutumiers maliens, y compris du point de vue de la justice transitionnelle et des efforts d’amélioration déployés dans le passé. Il offre un aperçu des défis pratiques qui doivent être relevés en vue d’une meilleure justice, eu égard au fait qu’ils sont englobés dans des défis politiques et stratégiques plus vastes. Enfin, le chapitre 5 propose une stratégie pour parvenir progressivement à une plus grande reconnaissance mutuelle et pour optimiser des synergies entre les systèmes judiciaires étatiques et coutumiers du Mali. Une stratégie qui se veut une solution pragmatique et innovante vers une meilleure justice pour les citoyens maliens.

Pour un aperçu historique des racines du conflit dans le Nord et la persistance historique de tels obstacles : Chauzal, G. et Van Damme, T., The Roots of Mali’s Conflict: Moving beyond the 2012 Crisis, La Haye, the Clingendael Institute, Conflict Research Unit, 2015 ; Lecocq, B., Disputed Desert: Decolonization, Competing Nationalisms and Tuareg Rebellions in Northern Mali, Boston, Brill, 2010.
Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), Pérenniser le progrès humain : réduire les vulnérabilités et renforcer la résilience, New York, Rapport sur le développement humain, 2014.
À propos du défi que représente l’affirmation de l’autorité en pareil cas : Herbst, J., States and Power in Africa: Comparative Lessons in Authority and Control, édition révisée, Princeton, Princeton University Press, 2014. L’auteur utilise l’expression « pays d’hinterland » pour décrire la palette de superficies et de densités qui caractérise le Mali (voir aussi la note de bas de page 2). Alors que le contrôle politique est clair dans les pays d’hinterland, ces pays rencontrent d’énormes difficultés en termes de contrôle et de développement du territoire.
Par exemple : Afrobaromètre, Le citoyen, l’État et la corruption, Sikasso, Présentation sur les résultats du round 5 des enquêtes Afrobaromètre au Mali , 2013 ; différentes interviews individuelles, Van Veen, E. et Goff, D., Bamako, 27 mars-3 avril 2015 ; Chauzal et Van Damme (2015), op. cit. ; Briscoe, I., Crime after Jihad: Armed Groups, the State and Illicit Business in Post-Conflict Mali, Clingendael CRU Report, La Haye, The Clingendael Institute, Conflict Research Unit, 2014.
International Crisis Group, Le Sahel central : au cœur de la tempête, Rapport Afrique nº 227, 2015a.
De nombreux Maliens considèrent qu’une solution durable à la crise de 2012 passe par la traduction en justice des auteurs des crimes passés. Voir : Coulibaly, M., Perceptions populaires des causes et conséquences du conflit au Mali, Bamako, Afrobaromètre, 2014 ; Allegrozzi, I. et Ford, E., Reconstruire la mosaïque : perspectives pour de meilleures relations sociales après le conflit armé au Nord du Mali, Bamako, Oxfam/WilDAF/FeDDAF, 2013.